J’ai eu le bonheur, la semaine dernière, d’être invité à une conférence organisée par l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) où l’intervenant, des plus prestigieux, Fadi Chehadé président de l’ICANN, nous a entretenu sur les actions qu’il souhaite mener pour garantir le futur de son entité.

Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiarisés avec le rôle de l’ICANN sur la planète je le brosse en quelques mots : L’Internet n’est ni un nuage, ni un réseau unique et l’Internet appartient de fait à l’ICANN.

J’ai écrit un petit compte-rendu libre de cette conférence, d’après mes souvenirs et mes notes manuscrites. Peut-être libre aussi d’avoir pu faire des fautes d’interprétations, mais le sujet m’a semblé être si fondamental pour l’avenir proche de l’Internet, et donc de la culture et de l’économie mondiales que je le soumets à votre sagacité.

Gérard Peliks

Président de l'atelier sécurité de Forum ATENA


Fadi Chehadé, président de l’ICANN, a été invité par l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) pour présenter, le 15 avril 2015 à Paris, l’avenir à court terme et la modification de la gouvernance qu’il voit pour l’ICANN, qui selon lui va profondément changer de statut dans les mois qui viennent, et il s’y emploie activement.

L’ICANN et le nommage sur l’Internet

L’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) est une société privée américaine, de droit californien, contrôlée par le Département du Commerce des Etats Unis. C’est elle qui attribue les noms de domaines racines (les anciens noms de domaine génériques tels que .com, .fr, .org, et les nouveaux tels que .paris) et qui les maintient dans une base qui lui appartient. Le nommage convertit les adresses IP en noms de domaines et inversement. L’ICANN constitue ainsi un annuaire mondial et unique, pour les utilisateurs de l’Internet, qui semble être le seul annuaire mondial disponible dans l’esprit du grand public. Comme les outils tels que les navigateurs considèrent par défaut que le nommage de l’ICANN est celui qu’il faut forcément utiliser, l’ICANN semble être le vrai propriétaire de l’Internet, et a donc pris une très grande importance. Fadi Chehadé est reçu par de nombreux pays pour rencontrer les dirigeants jusqu’aux plus hauts niveaux des états, soulignant ainsi l’importance que ces dirigeants accordent à l’ICANN.

L’ICANN est-il techniquement incontournable pour que l’Internet fonctionne ? La réponse est qu’il existe par ailleurs d’autres annuaires qui convertissent des adresses IP en noms de domaine et inversement. On les appelle « les racines ouvertes de l’Internet », et vos navigateurs, par exemple, peuvent être configurés pour se référer plutôt à ces annuaires qu’à ceux de l’ICANN. Ces racines ouvertes peuvent inclure dans leur annuaire, celui de l’ICANN, pour permettre d’accéder aussi à l’Internet pour lequel l’ICANN a attribué les noms de domaines racines, mais ceci est une autre histoire.

Ici commence mon compte rendu sur ce que Fadi Chehadé nous a dit. Je ne prends parti ni pour l’ICANN ni pour d’autres alternatives de substitution, j’essaie juste de restituer les idées de Fadi Chehadé, président de l’ICANN.

Les idées de Fadi Chehadé quand il a pris la présidence de l’ICANN

Fadi Chehadé est un citoyen américain d’origine libanaise et de parents égyptiens venus d’Ethiopie. Diplômé de l’université de Stanford, il parle parfaitement le français. Sa conférence s’est donc faite en français.

Quand Fadi Chehadé a pris la présidence de l’ICANN, il y a trois ans, cette société qui existe depuis 1998 était très contestée, voire même son influence commençait à être remise en question. La Chine ne prenait plus son annuaire comme référence, d’autres pays envisageaient de suivre l’exemple chinois. L’ICANN était donc menacé dans son existence même. Fadi Chehadé s’est attaché à imposer un consensus pour ouvrir de nouvelles voies de travail et rendre la gouvernance de l’Internet et l’influence de l’ICANN plus polycentrique. Il souhaitait aussi faire entrer dans l’ICANN des nouveaux acteurs non américains, et même des étrangers de culture non américaine. Toutes les parties prenantes, américaines, ou pas, y seront les bienvenues et devraient pouvoir s’y exprimer et y avoir une influence. Fadi Chehade s’attache, dans sa conférence à nous dire ce que l’ICANN fait et ce que l’ICANN ne fait pas.

A table avec l’ICANN

L’Internet, contrairement à ce que le grand public pense en général, n’est ni un nuage ni un réseau unique. L’Internet est constitué de près de 70 000 réseaux fragmentés. La meilleure manière de voir l’ICANN est de considérer cette société privée comme une table sous laquelle se trouvent placés les 70 000 réseaux, mais qui n’ont pas à être visibles pour que l’ensemble fonctionne. L’ICANN est ainsi une couche visible qui unit les réseaux qui sont sous sa table.

Quand on ouvre la page www.votre-entreprise.fr, le « .fr » est géré aujourd’hui à Washington, mais le « votre-entreprise.fr » conduit à un numéro de serveur qui lui est géré en France, par l’AFNIC. Si des routeurs ne connaissent pas déjà le « .fr », ils demandent  à Washington de les renseigner. Tout ce qui est à droite du dernier « . », comme ici le « fr » est géré par l’ICANN, aux Etats Unis et ne peut en aucun cas être modifié sans l’accord du gouvernement américain.

Depuis que l’ICANN gère ce processus, il n’a jamais été rapporté de problème de mauvais adressage qui aurait entrainé, quand on saisit une adresse « nom de domaine », qu’on arrive à un serveur qui ne serait pas le bon. Ainsi, chaque serveur, sur l’Internet, présente un numéro propre. Grace à cette « table » que constitue l’ICANN, les 70 000 réseaux apparaissent comme un réseau unique. Les problèmes de sécurité, de privacy et plus généralement de ce qui se passe sur l’Internet, mis à part les questions d’adressages, ne sont pas, eux, dans le périmètre sur lequel l’ICANN a une responsabilité.

En prenant la présidence de l’ICANN, Fadi Chehadé s’est attaché à entreprendre trois actions essentielles :

  1. Confier le contrôle du nommage de l’Internet aux Etats ou groupes d’états (France, Europe …) car il pense qu’une seule entité ne doit pas tout contrôler sans partage, comme c’est le cas actuellement pour les Etats Unis. Aujourd’hui les pays n’ont qu’un rôle de conseil auprès de l’ICANN, Fadi Chehadé souhaite que leur rôle devienne actif.
  2. Inclure d’autres entités que les pays dans la gouvernance de l’ICANN comme les universités, le secteur privé, les acteurs de la société civile…
  3. Agir dans le sens du bien public, plutôt que pour les intérêts des gouvernements.

Le rôle de l’ICANN remis en question

Déjà la table de l’ICANN s’est fracturée. La Chine compte 650 millions d’utilisateurs de son Internet qui y accèdent depuis l’intérieur de ses frontières, ajoutés aux 135 millions d’utilisateurs qui accèdent à l’Internet chinois depuis l’extérieur de la Chine. Elle place l’Internet au cœur de sa stratégie pour favoriser sa croissance (exemple l’essor d’Alibaba qui a pris une place de choix parmi les acteurs qui font du commerce en ligne). La Chine s’est désolidarisée de la tutelle de l’ICANN en créant ses propres annuaires. Si d’autres pays font de même, cela pourrait conduire à un éclatement de l’Internet et à son morcellement en une multitude d’Internets. L’apparence de réseau unique que composent les 70 000 réseaux mondiaux « sous la table » serait détruite. Si une telle chose se produisait, cela conduirait à une catastrophe et cette fracture pourrait entrainer une diminution de 2,5% du PIB mondial. Comment les applications passeraient-elles d’un Internet à un autre ? Qui développerait les interfaces ? Avec quels standards ?

Dilma Rousseff, la présidente du Brésil, offusquée par les révélations d’Edouard Snowden, sur les écoutes de la NSA qui la visaient, et visaient son pays avait pensé créer un Internet national brésilien. Elle est finalement revenue sur sa décision et a décidé de travailler avec l’ICANN pour rendre un Internet brésilien plus souverain, côté gouvernance. Trois mois plus tard, la Chine décidait de faire de même et de revenir à la table de l’ICANN. L’Inde, avec ses 300 millions d’utilisateurs de son Internet, pourrait s’inspirer des idées du Brésil : Créer un Internet plus autonome dans sa gouvernance, mais en travaillant avec l’ICANN. 

Un seul Internet, mais avec une gouvernance polycentrique ?

Fadi Chehadé pense qu’un seul Internet, mais gouverné par de nombreuses entités, et pas seulement par les Etats Unis, ira dans le sens du bien commun. Pour ce faire, il est urgent d’avancer ensemble et d’aller au-delà des normes et méthodes techniques et gouvernementales sur lesquelles l’Internet repose aujourd’hui. Un modèle international est-il préparé à résoudre des problèmes nationaux ? Il le devrait. Prenons l’exemple de la Turquie : Le gouvernement turc décide de fermer 500 sites web qui diffusent des informations qu’il juge être nuisibles pour le pays. Le problème est que nombre de ces sites ne sont pas hébergés physiquement en Turquie. Comment le gouvernement turc doit-il faire alors pour fermer ces sites ? Quels mécanismes utiliser pour arriver à bloquer l’ensemble de ces sites sans bien sûr bloquer la totalité des sites accessibles aux Turcs ? Le problème est très complexe et ne peut être réglé que sur une échelle internationale. Un problème analogue s’est posé aux Etats Unis quand ils ont voulu bloquer des sites de ventes illégales de médicaments, alors que la plupart de ces sites n’étaient pas hébergés sur leur territoire.

On voit qu’il est nécessaire d’établir des centres de coordination mondiaux. Avec l’Internet, les choses bougent très vite. Une publication faite au Caire arrive dans la seconde à Los Angeles. On a besoin de mécanismes de coordination novateurs. Des milliers d’acteurs doivent travailler ensemble pour garder un Internet ouvert à tous. Les Etats Unis veulent ouvrir la porte à une coopération et à une gouvernance internationales de l’ICANN. Le monde attend. Les partenaires de l’ICANN comme l’IETF, et l’Internet Society observent. Contrairement à un pays qui a des frontières à l’intérieur desquelles les lois nationales s’appliquent mais ne sont pas applicables en dehors de ses frontières, l’Internet, lui, ne connait pas de frontières. Il faut dès à présent étudier des mécanismes et des moyens pour répondre à ces problèmes. Si on ne trouve pas de solutions, et une plateforme pour les implémenter, l’ONU pourrait s’en mêler mais n’arrivera pas, selon Fadi Chehadé, à trouver une solution satisfaisante. Le « Cyber Power » ne peut être établi que par la démocratisation de l’Internet.

Quelques questions choisies parmi celles posées par les nombreux participants

Les questions posées ont été nombreuses, il a même été nécessaire de les regrouper pour en soumettre le plus possible à Fadi Chehadé et tenir l’horaire. Ce qui a été fait et je dis bravo à Thomas Gomart, nouveau directeur de l’IFRI, pour avoir su maitriser le temps de manière rigoureuse, ce qui, devant l’afflux des questions, n’a pas été chose facile. Ici je n’en relate que deux pour garder à mon compte rendu une longueur acceptable ;-) Merci aussi à Julien Nocetti, chercheur à l'IFRI, qui a organisé ce très bel évènement. 

Une première question est posée par un participant : « Après les révélations d’Edouard Snowden, quelles garanties de transparence peut donner le gouvernement des Etats Unis ? Va-t-on réellement s’émanciper de la main mise sur l’ICANN par le Département du Commerce Américain ? »

Réponse de Fadi Chehadé : Il est optimiste sur les possibilités d’émancipation de l’ICANN. La proposition de nouvelle gouvernance, plus internationale de l’ICANN, sera soumise au Congrès des Etats Unis sans doute en septembre 2015. Le Congrès ne peut bloquer le processus, seulement y mettre des obstacles pour le ralentir. La décision revient in fine à Barak Obama. Plusieurs membres du Congrès comprennent bien la nécessité de faire évoluer, dans le sens de l’internationalisation, la gouvernance de l’ICANN. Déposée en juin ou en septembre, la demande prendra deux ou trois mois pour être examinée et acceptée. Alors si tout va bien, l’ICANN aura changé de mode de gouvernance cette année. On sait que si les Etats Unis acceptent cette évolution de l’ICANN, ils n’accepteront pas, par contre, que la gouvernance soit confiée à un autre gouvernement ou à un groupe de gouvernements ou à l’ONU. La gouvernance de l’ICANN doit rester transparente, ouverte à tous, et pour cela être confiée à une large communauté regroupant de nombreux acteurs venant de nombreux pays.

La gouvernance de l’ICANN doit ressembler à ce qu’est l’Internet aujourd’hui. L’Internet est polycentrique, il n’a aucun point central, ainsi doit être l’ICANN.

J’ai posé deux questions à Fadi Chehadé :

  1. Que l’ICANN attribue le domaine global « .wine » à une entreprise de commerce américaine, passe encore, mais lui attribuer également le « .vin », n’y a-t-il pas là une atteinte à la souveraineté culturelle et culinaire de la France ?
  2. Vendre plusieurs dizaines de milliers de dollars un domaine global comme « .paris » pour le travail que ça représente pour l’ICANN, ajouté au prix de la maintenance annuelle de ce nom de domaine global, n’est-ce pas excessif ?

Bien sûr, je savais que le sujet du jour était la gouvernance de l’ICANN et pas les nouvelles extensions de noms de domaines génériques vendues par l’ICANN, comme .paris », mais bon, puisqu’on avait le président de l’ICANN sous la main, autant en profiter.

Réponse de Fadi Chehadé à ma première question : L’attribution du « .vin » a posé effectivement des problèmes à l’ICANN, mais il n’existe pas de lois internationales qui protègent les marques et les appellations, aussi le « .vin » ne pouvait pas, à priori, être réservé à la France. Ceci étant, puisque ça posait un réel problème à la France, le « .vin » a été retiré de la vente et n’est toujours pas attribué.

Réponse de Fadi Chehadé  à ma deuxième question : 197 000 $ le nom de domaine, ça peut en effet paraître cher, mais les processus mis en œuvre pour gérer les noms de domaines racines sont plus complexes qu’on peut le supposer. Ceci étant, on peut penser que les prix vont baisser dans le futur.


Pour aller plus loin, voir l'interview vidéo de Fadi Chehadé, prise en amont de l'évènement.